C’est bien connu : chaque médaille a son revers. Ainsi en est-il, à l’ère des nouveaux outils digitaux, du nomadisme professionnel ; grâce à lui, des employés peuvent désormais travailler depuis le confort de leur maison et aménager leurs horaires de façon plus souple. Mais cette flexibilité est aussi la cause d’un stress omniprésent. Qui, à chaque « bing » résonnant de son smartphone, rappelle au travailleur qu’il a toujours, quelque part, des obligations professionnelles qui l’attendent.
C’est dans ce contexte ambigu qu’est apparu le concept de « droit à la déconnexion », censé défendre l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle des travailleurs. Un droit en faveur duquel l’entreprise de grande distribution Lidl a décidé de s’engager, en suspendant, à partir de ce 1er septembre, son trafic interne d’e-mails entre dix-huit heures et sept heures du matin, ainsi que les week-ends.
Au total, ce sont six cents employés (ensemble du personnel du siège social, employés administratifs des centres de distribution et gérants des magasins) qui cesseront, dès ce lundi, de recevoir des e-mails professionnels en dehors des heures de bureau. Les plus zélés d’entre eux seront toujours libres d’envoyer des e-mails jusqu’à pas d’heure, mais ceux-ci ne seront réceptionnés que le lendemain matin.
Ce type de « déconnexion contraignante » serait une première dans le pays, selon Lidl. En décembre dernier, le ministre Kris Peeters annonçait vouloir s’attaquer à l’envoi intempestif d’e-mails professionnels en soirée et le week-end – et ainsi rattraper le retard de la Belgique sur ses voisins (notamment la France, premier pays à avoir reconnu un droit à la déconnexion). La loi de la relance économique du 26 mars dernier a concrétisé les vœux du ministre de l’Emploi, en prévoyant l’obligation pour les employeurs d’organiser des concertations au sein du Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) sur la déconnexion du travail et l’utilisation des moyens de communication digitaux. Pas de droit inaliénable à la déconnexion donc, mais un appel à la discussion.
Non-respect des lois
La mesure de Lidl ne s’inscrit pas, quant à elle, dans le cadre de cette loi mais résulte d’une « démarche antérieure, visant à apporter un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, via la mise en place d’horaires flexibles, le télétravail, etc . », indique Julien Wathieu, porte-parole de Lidl.
Pour Sébastien Robeet, conseiller juridique à la CNE (syndicat chrétien des employés), ces efforts ne sont pas la panacée : « Ce que fait Lidl, c’est simplement corriger le non-respect de la loi, qui a été assumé jusqu’ici par l’employeur, comme par tant d’autres . »
Selon lui, le droit à la déconnexion est de facto déjà prévu par un cadre légal, qui ne date pourtant pas d’hier. A savoir la loi du 16 mars 1971 sur les horaires et lieux de travail (qui interdit notamment de travailler au-delà des limites du temps de travail et en dehors des heures applicables) et la CCT 9 (convention collective de travail sur l’emploi et l’organisation du travail) qui prévoit, depuis 1972, que l’usage de toute nouvelle technologie soit discuté dans le conseil d’entreprise et dans les CPPT. « Le vrai droit à la déconnexion n’est rien d’autre que l’application de ces lois, estime Sébastien Robeet. En cela, la loi du 26 mars 2018 n’a fait que réinventer l’eau chaude . »
Si Lidl peut se targuer d’être la première entreprise en Belgique à prendre les devants de façon aussi drastique pour promouvoir le droit à la déconnexion, Sébastien Robeet rappelle qu’il « y a des centaines d’entreprises qui n’ont pas besoin de ce genre de mesures pour respecter la loi : personne n’y travaille en dehors des heures de travail, point . » Le recours à une solution technique, comme la suspension automatique des emails, témoigne selon lui d’un échec, celui d’une « culture d’entreprise où les gens se sentent obligés d’être disponibles en permanence, et où la seule solution consiste à devoir couper le serveur . »
Myriam Delmée, vice-présidente du SETCa craint pour sa part que la charge de travail, réputée problématique chez Lidl, ne soit simplement reportée au lendemain : « Certains employés sont obligés de travailler le soir pour arriver au bout de leurs tâches. La question est de savoir s’ils ne vont pas se retrouver avec une charge de travail plus importante le lendemain matin. Auquel cas le problème ne serait pas résolu, juste déplacé… »
Addiction au smartphone
Du côté de l’enseigne de grande distribution, on soutient qu’il s’agit au contraire d’une « mesure anticipative », visant à traiter une « problématique beaucoup plus large » que la seule responsabilité de l’entreprise : « Tout le monde possède un smartphone et est connecté. Il est très tentant pour les employés de lire leurs mails », assure Julien Wathieu.