L’enjeu est crucial. D’ici quelques jours, la Commission européenne adoptera ses critères pour déterminer si une activité économique peut être considérée comme durable. Or, sous la pression des lobbies de l’industrie, elle semble avoir revu ses exigences environnementales à la baisse de manière drastique. Au risque que de nombreuses activités « brunes » se retrouvent labélisées « vertes » à l’avenir, ce qui détournerait le Green deal de son but.
Au niveau européen, plus une législation est complexe et technique, plus il y a de chance qu’elle cache des enjeux politiques et économiques de taille. Le projet de « taxonomie » européenne n’échappe pas à ce constat. Cette appellation obscure fait référence à un système de classification visant à définir ce qu’est une activité économique durable sur le plan environnemental. Son objectif déclaré est de lutter contre le « greenwashing », en évitant que les produits financiers ne soient présentés comme plus écologiques qu’ils ne le sont en réalité. Les banques se verront notamment obligées d’indiquer dans quelle mesure les fonds étiquetés « durables », proposés à leur clientèle, sont conformes à la taxonomie.
Une boussole pour la transition
Mais celle-ci n’est pas destinée à demeurer un simple outil de transparence. Avec le Green deal, l’Europe a fixé son cap : la transition écologique de nos sociétés. Pour l’atteindre, encore faut-il disposer d’une boussole. La taxonomie pourrait justement remplir cette fonction en orientant les investissements publics et privés vers une économie respectueuse de l’environnement.
C’est ce que laissent présager les termes de l’accord sur le budget de l’UE pour la période 2021-2027, en prévoyant que 40 % des dépenses (soit 430 milliards d’euros) soient consacrées au climat et à la biodiversité. En outre, les 60 % restants du budget ne pourront en aucun cas nuire à l’environnement.
Afin de contrôler le respect de cette double condition, la Commission devrait logiquement se baser sur les futurs critères de durabilité fixés par la taxonomie. Ceux-ci constitueraient potentiellement une méthodologie efficace pour éviter que des activités « brunes » (c’est-à-dire à forte intensité de carbone) ne soient comptabilisées comme des dépenses « vertes », comme cela a souvent été le cas par le passé.
A l’image de la Région bruxelloise, certaines entités au sein de l’Union se sont d’ailleurs inspirées du projet de taxonomie pour amorcer une réorientation de leurs investissements vers des activités socialement et écologiquement exemplaires.
Des lobbies tout-puissants
Une boussole n’est néanmoins efficace qu’à condition d’être bien calibrée. Or, tout porte à croire que la future taxonomie sera sensiblement biaisée. Pour le comprendre, il faut s’attarder un instant sur son élaboration, prévue en deux étapes.
En juin 2020, le Parlement et les États membres se sont accordés sur l’adoption d’un règlement taxonomie qui fixe les principes généraux. Il confie néanmoins à la Commission le soin de préciser ultérieurement ses contours, via l’adoption d’actes délégués.
Les premiers actes – qui doivent être présentés d’ici quelques jours – détailleront les critères permettant de déterminer si une activité économique contribue de manière substantielle à l’adaptation au changement climatique et à son atténuation.
Depuis plus d’un an, divers secteurs de l’industrie font pression sur la Commission pour qu’elle assouplisse au maximum ces standards environnementaux. Leur objectif est d’éviter que leurs activités économiques soient exclues de la taxonomie, ce qui pourrait les priver de milliards de financements prétendument « verts » provenant d’acteurs publics comme privés.
Ce lobbying intense semble avoir porté ses fruits, comme en atteste la première ébauche d’actes délégués soumise à consultation en novembre dernier. À l’époque, une coalition de plus d’une centaine d’ONG environnementales avait dénoncé l’inclusion d’activités nuisibles au climat dans la taxonomie, telles que les systèmes d’élevage intensif, les pratiques de foresterie non durables, la combustion de biomasse forestière, ou encore la conversion de cultures en biocarburants. D’autres experts s’étaient également inquiétés que le projet d’actes délégués encourage la séquestration souterraine du carbone pour fabriquer notamment du ciment, de l’acier et de l’hydrogène : une technique qui présente en effet de sérieux risques de fuites, que ce soit dans les aquifères ou l’atmosphère.
Enfin, bien que d’apparence anodines, certaines mesures promues dans le projet ont soulevé d’autres préoccupations sérieuses. C’est le cas des « solutions basées sur la nature », qui visent le développement de véritables permis de détruire la nature, en créant des futurs marchés de compensation de la biodiversité.
Écologie polychrome
Au vu des nombreuses critiques émises par la société civile, la Commission aurait pu se ressaisir en rehaussant ses exigences environnementales. Elle semble pourtant avoir pris la direction opposée sous la pression des lobbies. Un exemple : bien qu’à l’origine exclus de la taxonomie, le nucléaire et le gaz – qui ne sont pourtant pas des énergies propres – seraient désormais sur le point d’y être intégrés, d’après plusieurs médias.
Le vert semble donc avoir été largement supplanté par l’olive et le brun au sein de la taxonomie européenne. En y intégrant des activités notoirement non durables, la Commission risque non seulement de saper la crédibilité du futur label des investissements verts, mais surtout de faire dérailler le Green Deal.
L’UE n’a pourtant plus le droit à l’erreur. L’urgence climatique exige un alignement de la taxonomie sur la science, et non sur les intérêts de l’industrie.
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